Domaines des Comtes de Cognac
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 De vita beata - Lucii Annaei Senecae

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MessageSujet: De vita beata - Lucii Annaei Senecae   De vita beata - Lucii Annaei Senecae EmptyMar 12 Juil - 12:30

Philippe continuait la copie des quelques manuscrits qu'il avait en sa possession. Il s'intéressa désormais à la Vie heureuse de Sénèque.

Citation :

De Vita Beata

Lucius Annaeus Seneca


I. Vivre heureux, mon frère Gallion,
voilà ce que veulent tous les hommes : quant à bien voir ce qui
fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux! Et il est si difficile
d'atteindre à la vie heureuse, qu'une fois la route perdue, on
s'éloigne d'autant plus du but qu'on le poursuit plus vivement ;
toute marche en sens contraire ne fait par sa rapidité même
qu'accroître l'éloignement. Il faut donc, avant tout, déterminer
où nous devons tendre, puis bien examiner quelle voie peut y
conduire avec le plus de célérité. Nous sentirons, sur la route
même, pourvu que ce soit la bonne, combien chaque jour nous aurons
gagné et de combien nous approcherons de ce but vers lequel nous
pousse un désir naturel. Mais tant qu'on marche à l'aventure, sans
suivre de guide que les vagues rumeurs et lès clameurs
contradictoires qui nous appellent sûr mille points opposés, la vie
se consume en vains écarts, cette vie déjà si courte, quand on
donnerait les jours et les nuits à l'étude de la sagesse.
Déterminons donc bien où et par où nous devons aller, non sans
quelque habile conducteur qui ait exploré les lieux que nous avons à
traverser. Ce voyage est tout autre que les voyages ordinaires où un
sentier bien choisi, les gens du pays qu'on interrogé empêchent
qu'on ne s'égare; ici le chemin le plus battu, le plus fréquenté
est celui qui trompe le mieux. Ainsi, par-dessus tout, gardons-nous
de suivre en stupide bétail la tête du troupeau, et de nous diriger
où l'on va plutôt qu'où l'on doit aller. Or il n'est rien qui nous
jette en d'inextricables misères comme de nous régler sur le bruit
public, regardant comme le mieux ce que la foule applaudit et adopte,
ce dont où voit le plus d'exemples, et vivant non pas d'après la
raison, mais d'après autrui. De là ce vaste entassement d'hommes
qui se renversent les uns sur les auires. Comme en une déroute
générale où, les masses se refoulant sur elles-mêmes, nul ne
tombe sans faire choir quelque autre avec lui ; les premiers
entraînent la perte de ceux qui suivent ; de même dans tous les
rangs de la vie nul ne s'égare pour soi seul : on est la cause, on
est l'auteur de l'égarement des autres. Car il n'est pas bon de
s'attacher à ceux qui marchent devant; et comme chacun aime mieux
croire que juger, de même au sujet de la vie jamais on ne juge, on
croit toujours: ainsi nous joue et nous précipite l'erreur transmise
de main en main, et l'on périt victime de l'exemple. Nous serons
guéris à condition de nous séparer de la foule ; car tel est le
peuple : il tient ferme contre la raison, il défend le mal qui le
tue. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices où, les
préteurs à peine élus, les électeurs même s'étonnent de leur
choix, quand la mobile faveur a fait volte-face. On approuve et on
blâme tour à tour les mêmes choses, telle est l'issue de tout
jugement où la majorité décide.


II. Quand c'est de la vie heureuse
qu'il s'agit, ne va pas, comme lorsqu'on se partage pour aller aux
voix, me répondre : « Ce côté-ci paraît le plus nombreux. » Par
là même il est le moins sage. L'humanité n'est pas tellement
favorisée que le meilleur parti plaise au plus grand nombre : le
pire se reconnaît à la foule qui le suit. Cherchons ce qu'il y a de
mieux à faire, non ce qui est le plus habituel, ce qui met en
possession d'une félicité stable, non ce qu'approuve le vulgaire,
le plus sot interprète de la vérité ; et j'entends par vulgaire
aussi bien le chœur en chlamydes que les porteurs de couronnes. Car
ce n'est pas à la couleur du vêtement dont le corps s'enveloppe que
s'arrêtent mes yeux; je ne juge pas l'homme sur leur témoignage :
j'ai un flambeau meilleur et plus sûr pour démêler le faux du
vrai. Le mérite de l'âme, c'est à l'âme à le trouver. Oh! si
jamais il lui était loisible de respirer et de se retirer en
elle-même et de s'imposer une torture salutaire, comme elle se
confesserait la vérité et s'écrierait : « Tout ce que j'ai
fait jusqu'ici, j'aimerais mieux ne l'avoir point fait; quand je me
rappelle tout ce que j'ai dit, je porte envie aux êtres muets, tous
les vœux que j'ai formés sont à mes yeux des imprécations
d'ennemis; tout ce que j'ai craint, ô dieux! m'eût valu mieux mille
fois que ce que j'ai désiré! J'ai eu des inimitiés avec bien des
hommes; puis de là guerre je suis revenu à la paix, s'il est une
paix possible entre méchants, et je n'ai pu encore rentrer en grâce
avec moi-même. Je me suis consumé en efforts pour me tirer des
rangs du vulgaire, pour me signaler par quelque mérite : qu'ai-je
obtenu, que de m'exposer aux traits de la malveillance, que
d'indiquer où l'on me pouvait mordre? » Ces hommes que tu vois
préconiser l'éloquence, courtiser la fortune, adorer le crédit,
exalter le pouvoir, sont tous des ennemis ou, ce qui revient au même,
peuvent le devenir. Tout ce grand nombre d'admirateurs n'est qu'un
grand nombre d'envieux.


III. Pourquoi ne pas chercher plutôt
un bien qui profite, qui se sente, non un bien de parade? Ces choses
qui font spectacle, qui arrêtent la foule, que l'on se montre avec
ébahissement, brillantes à l'extérieur, ne sont au fond que
misères. Je veux un bonheur qui ne soit pas pour les yeux, je le
veux substantiel, partout identique à lui-même, et que la partie la
plus cachée en soit la plus belle ; voilà le trésor à exhumer. Il
n'est pas loin ; on peut le trouver : il ne faut que savoir où
porter la main. Mais nous passons à côté, comme dans les ténèbres,
nous heurtant même contre l'objet désiré.


Pour ne pas te tramer par des circuits
sans fin, j'omettrai les doctrines étrangères, qu'il serait trop
long d'énumérer et de combattre. Voici la nôtre à nous; et quand
je dis la nôtre, ce n'est pas que je m'enchaîne à un chef
quelconque de l'école stoïcienne : j'ai droit aussi de parler pour
mon compte. Ainsi je serai de l'opinion de tel, j'exigerai que tel
autre divise la sienne: et peut-être, appelé moi-même le dernier,
sans improuver en rien les préopinants, je dirai : « Voici ce
que j'ajoute à leur avis. » Du reste, d'après le grand principe de
tous les Stoïciens, c'est la nature que je prétends suivre : ne pas
s'en écarter, se former sur sa loi et sur son exemple, voilà la
sagesse. La vie heureuse est donc une vie conforme à la nature; mais
nul ne saurait l'obtenir, s'il n'a préalablement l'âme saine et en
possession constante de son état sain; si cette âme n'est énergique
et ardente, belle de ses mérites, patiente, propre à toute
circonstance, prenant soin du corps et de ce qui le concerne, sans
anxiété toutefois, ne négligeant pas les choses qui font le
matériel de la vie, sans s'éblouir d'aucune, et usant des dons de
la Fortune, sans en être l'esclave. On comprend, quand je ne le
dirais pas, que l'homme devient à jamais tranquille et libre, quand
il s'est affranchi de tout ce qui nous irrite ou nous terrifie. Car
en place des voluptés, de toute chose étroite et fragile qui
flétrit l'homme en le perdant, succède une satisfaction sans
bornes, inébranlable, toujours égale; alors l'âme est en paix, en
harmonie avec elle-même, et réunit la grandeur à la bonté. Toute
cruauté en effet vient de faiblesse.


IV. On peut définir encore autrement
le bonheur tel que nous l'entendons, c'est-à-dire formuler le même
sens, en changeant les termes. Tout comme la même armée tantôt se
développe au large, tantôt se masse sur un terrain étroit, ou se
courbe au centre en forme de croissant, ou déploie de front toute sa
ligne, sans perdre de sa force quelle que soit sa distribution, sans
changer d'esprit ni de drapeau; ainsi la définition du souverain
bien peut s'allonger et s'étendre, selon les goûts divers, comme se
resserrer et se réduire. Ce sera donc tout un si je dis : « Le
souverain bien, c'est une âme qui dédaigne toute chose fortuite, et
qui fait sa joie de la. vertu; » ou bien : « C'est l'invincible
énergie d'une âme éclairée sur les choses de la vie, calme dans
l'action, toute bienveillante et du commerce le plus obligeant. » Je
suis libre de dire encore : « Celui-là est heureux pour lequel
il n'est de bien ou de mal qu'une âme bonne ou dépravée; qui
cultive l'honnête, et, content de sa seule vertu, ne se laisse ni
enfler ni abattre par les événements ; qui ne connaît pas de plus
grandes délices que celles qu'il puise, dans son cœur, et pour qui
la vraie volupté est le mépris des voluptés. » Tu peux, en te
donnant carrière, faire prendre au même fonds diverses formes, tu
n'altéreras ni ne modifieras sa valeur. Par exemple qui nous empêche
d'appeler le bonheur une âme libre, élevée, intrépide et
constante, placée en dehors de la crainte, en dehors de toute
cupidité, aux yeux de laquelle l'unique bien est l'honnête,
l'unique mal l'infamie, et tout le reste un vil amas d'objets qui
n'ôtent rien à la vie heureuse, n'y ajoutent rien et, sans
accroître ou diminuer le souverain bien, peuvent arriver ou s'en
aller? L'homme établi sur une telle base aura, ne le cherchât-il
point, pour compagnes nécessaires une perpétuelle sérénité, une
satisfaction profonde comme la source dont elle sort, heureux de ses
propres biens et ne souhaitant rien de plus grand que ce qu'il trouve
en soi. Ne sera-ce point compenser dignement les sensations
émoussées, frivoles, si peu persévérantes d'une méprisable
chair? Le jour où le plaisir deviendrait son maître, la douleur le
serait aussi.


Dernière édition par Philippe de Plantagenêt le Mar 12 Juil - 12:34, édité 1 fois
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MessageSujet: V à IX   De vita beata - Lucii Annaei Senecae EmptyMar 12 Juil - 12:31

Citation :


V. Or tu vois quel misérable et
funeste esclavage devra subir l'homme que le plaisir et la douleur,
les plus capricieux despotes et les plus passionnés, vont se
disputer tour à tour. Elançons-nous donc vers la liberté que rien
ne donne, hormis l'indifférence pour la Fortune. Alors, commencera
ce bonheur inappréciable, ce calme d’un esprit retiré en un asile
sûr d'où il domine tout; alors plus de terreurs; la possession du
vrai nous remplira d'une joie immense, inaltérable, et de sentiments
affectueux et expansifs que nous savourerons moins comme des biens,
que comme les fruits d'un bien qui est en nous. Puisque j'ai déjà
prodigué les définitions, disons qu'on peut appeler heureux celui
qui ne désire ni ne craint plus, grâce à la raison. Tout comme les
rochers n'éprouvent ni nos craintes ni nos tristesses, non plus que
les animaux, sans que pourtant on les ait jamais dits heureux,
puisqu'ils n'ont pas le sentiment du bonheur ; il faut mettre sur la
même ligne tout homme qu'une nature émoussée et l'ignorance de soi
relèguent au rang des troupeaux et des brutes, dont rien ne le
distingue. Car si la raison chez ceux-ci est nulle, celui-là en a
une dépravée qui n'est habile qu'à le perdre et à pervertir
toutes ses voies. Le titre d'heureux n'est pas fait pour l'homme jeté
hors de la vérité ; partant, la vie heureuse est celle dont un
jugement droit et sûr fait la base et la base immuable. Il n'est
d'esprit serein et dégagé de toute affliction que celui qui,
échappant aux plaies déchirantes comme aux moindres égratignures,
reste à jamais ferme où il s'est placé, certain de garder son
assiette en dépit des colères et des assauts de la Fortune. Quant à
la volupté, dût-elle nous assiéger de toutes parts, s'insinuer par
tous nos sens, flatter notre âme de ses mille caresses
successivement renouvelées, et solliciter ainsi tout notre être et
chacun de nos organes, quel mortel, si peu qu'il lui restât de
l'homme, voudrait être chatouillé nuit et jour, et renoncer à son
âme pour ne plus songer qu'à son corps?


VI. « Mais l'âme aussi, dit
l'épicurien, aura ses voluptés. » Qu'elle les ait donc, qu'elle
siège en arbitre de la mollesse et des plaisirs, saturée de tout ce
qui délecte les sens; qu'elle porte encore ses regards en arrière
et s'exalte au souvenir des débauches passées, qu'elle dévore en
espoir et déjà dispose celles où elle aspire, et tandis que le
corps s'engraisse et dort dans le présent, qu'elle anticipe l'avenir
par la pensée. Elle ne m'en paraît que plus misérable : car
laisser le bien pour le mal est une haute folie. Sans la raison point
de bonheur ; et la raison n'est point chez l'homme qui néglige les
meilleurs aliments et n'a faim que de poisons. Pour être heureux il
faut donc un jugement sain ; il faut que, content du présent quel
qu'il soit, on sache aimer ce que l'on a ; il faut que la raison nous
fasse trouver du charme dans toute situation. Ils ont senti, ceux-là
même qui disent : « Le souverain bien c'est la volupté, »
dans quelle place infime ils le mettent. Aussi nient-ils que la
volupté puisse être détachée de la vertu; selon eux, point de vie
honnête qui ne soit en même temps agréable, point de vie agréable
qui ne soit en même temps honnête. Je ne vois pas comment des
choses si diverses se laisseraient accoupler ainsi. Pourquoi, je vous
prie, la volupté ne saurait-elle être séparée de la vertu? C'est
qu'apparemment, comme tout bien tire de la vertu son principe, vous
faites naître aussi de la même souche vos amours et vos ambitions.
Ah! si cette parenté était vraie, nous ne verrions pas certaines
choses être agréables, mais déshonnêtes, et certaines autres, des
plus honorables, mais pénibles, mais douloureuses à accomplir.


VII. Ajoute ici que la volupté peut
être le partage de la vie même la plus infâme ; et la vertu
n'admet pas une telle vie. Que de malheureux avec leur volupté, ou
plutôt par la volupté même! Cela n'arriverait pas, si elle ne
faisait qu'un avec la vertu, qui en est souvent privée, mais qui
jamais n'en a besoin. Pourquoi allier des objets dissemblables,
disons plus qui se repoussent? La vertu est quelque chose de grand,
de sublime, de souverain, d'invincible, d'infatigable ; la volupté
est chose basse, servile, impuissante, caduque, qui a son poste et
son domicile aux lupanars et aux tavernes. La vertu, tu la trouveras
dans le temple, au forum, au sénat, debout sur les remparts, le
corps poudreux, le teint hâlé, les mains calleuses ; la volupté le
plus souvent va cherchant le mystère et appelle les ténèbres; elle
rôde autour des bains, des étuves, des lieux qui redoutent l'édile,
efféminée, sans vigueur, ruisselante de vins et de parfums, pâle
ou fardée et souillée des drogues de la toilette. Le souverain bien
est impérissable ; il ne sort pas du cœur où il règne, il n'a ni
satiété ni repentir. Car une conscience droite ne dévie jamais,
n'est jamais odieuse à elle-même, n'a rien changé à ses
principes, parce qu'elle a toujours suivi les meilleurs. La volupté
au contraire, c'est au fort même de ses délices qu'elle s'éteint.
Elle trouve en l'homme peu de place, aussi l'emplit-elle bien vite ;
puis vient le dégoût, et après les premiers élans «lie
s'affaisse. Y aurait-il jamais fixité dans une chose dont l'essence
est le mouvement? Aussi ne peut-elle même avoir la moindre réalité,
elle qui vient et passe comme l'éclair, qui s'évanouira dans
l'usage d'elle-même. Car elle arrive là pour cesser ; dès qu'elle
commence, elle vise à n'être plus.

VIII. Enfin, tout comme les bons, les
méchants ont leur volupté. L'homme flétri ne jouit pas moins de sa
honte que l'honnête homme de sa belle conduite. C'est pourquoi les
anciens nous prescrivent d'adopter la meilleure, non la plus agréable
vie, afin que la volonté, droite et bonne, ait le plaisir non pour
guide, mais pour compagnon. La nature en effet est le guide qu'il
faut suivre ; c'est elle qu'observe, elle que consulte la raison.
C'est donc une même chose que vivre heureux et vivre selon la
nature. Or voici en quoi cela consiste : à jouir de nos facultés
physiques et de ce qui est fait, pour elles, en usufruitier vigilant
mais sans peur, comme de choses prêtées pour un jour et fugitives,
à ne pas subir leur servitude, ni nous laisser posséder par ce qui
ne vient point de nous, à mettre les aises du corps et les avantages
fortuits au rang que tiennent dans les camps les auxiliaires et les
troupes légèrement armées. Que tout cela serve et ne commande
point; à ce titre seulement l'âme en tirera profit. Que l'homme de
cœur soit incorruptible aux choses du dehors, invincible, admirateur
seulement de son être, ayant foi dans son âme, préparé à l'une
et à l'autre fortune, artisan de sa vie. Que l'assurance chez lui
n'aille pas sans la science, ni la science sans la fermeté; que ses
résolutions tiennent une fois prises, et que dan::, ses décrets il
ne se glisse pas de rature. On conçoit, sans que je l'ajoute, quelle
paix, quelle concordance régnera dans un tel esprit, et que tous ses
actes seront empreints d'une dignité bienveillante. Chez lui la
véritable raison sera greffée sur les sens et y prendra ses
éléments ; car il n'a pas d'autre point d'appui pour faire effort
ou prendre son élan vers le vrai, puis se replier sur lui-même. Le
monde céleste aussi, qui embrasse tout, et ce Dieu qui régit
l'univers, malgré leur tendance vers le dehors, rentrent néanmoins
de toutes parts dans le grand tout et en eux-mêmes. Qu'ainsi fasse
l'esprit humain : lorsqu'en suivant les sens dont il dispose, il se
sera porté par eux à l'extérieur, qu'il soit maître d'eux et de
lui-même et enchaîne près de lui en quelque sorte le souverain
bien. De là sortiront cette unité de force, cette puissance
homogène et cette raison sûre qui rie se partage et n'hésite pas
plus sur ce qu'elle juge ou peut saisir, que sur ses convictions.
Quand elle a mis cet ordre, ce plein accord entre toutes ses parties,
quand elle s'est, pour ainsi dire, harmoniée, le souverain bien est
conquis. Il ne reste plus de fausse voie, de passage où l'on glisse,
où l'on se heurte, où l'on chancelle. Tout se fait par sa libre
autorité, rien n'arrive contre son attente ; chacun de ses actes
tourne à bien et s'exécute avec cette facilité prompte et cette
allure qui ne tergiversent jamais. La lenteur, l'incertitude
trahissent la lutte et l'inconsistance des pensées. Gui, prononce-le
hardiment : le souverain bien c'est l'harmonie de l'âme, car les
vertus doivent être où se trouvent l'accord et l'unité : le
désaccord est le propre des vices.


IX. « Mais toi aussi, me
dira-t-on, tu ne cultives la vertu qu'en vue d'une jouissance
quelconque que tu en espères. » D'abord, si la vertu doit procurer
le plaisir, il ne s'ensuit pas que ce soit pour cela qu'on la cherche
; ce n'est pas le plaisir seul qu'elle apporte, mais elle l'apporte
en plus: et sans y travailler, ses efforts, quoique ayant un autre
bût, arrivent en outre à celui-là. Comme en un champ labouré pour
la moisson quelques fleurs naissent par intervalles, bien que ce ne
soit pas pour de minces bluets, qui pourtant réjouissent les yeux,
qu'on a dépensé tant de travail; l'objet du semeur était autre :
la fleur est venue par surcroît ; de même le plaisir n'est ni le
salaire, ni le mobile de la vertu, il en est l'accessoire ; ce n'est
pas parce qu'elle donne du plaisir qu'on l'aime; c'est parce qu'on
l'aime qu'elle donne du plaisir. Le souverain bien est dans le
jugement même et la disposition d'un esprit excellent ; quand
celui-ci a rempli le cercle de son développement et s'est retranché
dans ses limites propres, le souverain bien est complet, il ne veut
rien de plus. Car il n'y a rien en de hors du tout, non plus qu'au
delà du dernier terme. Tu te méprends donc quand tu demandes pour
quel motif j'aspire à la vertu, c'est chercher quelque chose
au-dessus du sommet des choses. Ce que je cherche dans la vertu?
Elle-même : elle n'a rien de meilleur, elle est à elle-même son
salaire. Trouves-tu que ce soit trop peu? Si je te dis : le souverain
bien, c’est une inflexible rigidité de principes, c'est une
prévoyance judicieuse, c'est la sagesse, l'indépendance,
l'harmonie, la dignité, exigeras-tu encore un plus haut attribut,
pour y rattacher tous ceux-ci? Que me parles-tu de plaisir? Je
cherche le bonheur de l'homme, non de l'estomac, qui chez le bœuf
au. la bête féroce a plus de capacité.
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MessageSujet: X à XX   De vita beata - Lucii Annaei Senecae EmptyMar 12 Juil - 12:33

Citation :



X. « Tu feins,
reprend l'adversaire, de ne pas entendre ce que je dis; car moi, je
nie que la vie puisse être agréable, si elle n'est en même temps
honnête, condition aussi peu faite pour la brute que pour l'homme
qui mesure son bonheur à ses aliments. Oui, c'est clairement et
devant tous que je l'atteste : cette vie, que j'appelle agréable,
n'est possible qu'en compagnie de la vertu. » Eh! qui ne le sait?
Ceux qui regorgent le plus de vos plaisirs, ce sont toujours les plus
insensés des hommes. Le bien-être abonde chez l'iniquité ; et que
de jouissances dépravées et sans nombre l'âme elle-même ne se
crée-t-elle pas? D'abord l'arrogance, l'excessive estime de soi,
cette enflure de cœur qui nous place au-dessus des autres mortels,
l'amour aveugle et imprévoyant de ce que l'on possède, la mollesse
énervante, ces transports de joie pour les plus minces, les plus
puérils motifs, puis cet esprit moqueur et superbe qui jouit à vous
humilier, et l'apathie, l'affaissement du moral qui s'endort sur sa
propre lâcheté. Toutes folies que la vertu fait disparaître; elle
nous réveille de son brusque toucher, pèse les plaisirs avant de
les admettre, et prise pas bien haut ceux même qu'elle approuve
(c'est assez qu'elle les admette), heureuse non d'en user, mais d'en
user avec tempérance : or la tempérance, qui retranche aux
plaisirs, ébrèche ton souverain bien. Tu te jettes dans les bras du
plaisir, moi je le tiens à distance; tu l'épuisés, moi je le
goûte; tu y vois le bien suprême, il n'est pas même un bien pour
moi ; tu fais tout pour lui, et moi rien. Quand je dis moi, je parle
du sage pour qui seul, selon toi, la volupté est faite.



XI. Mais je n'appelle point sage
l'esclave de quoi que ce soit, et moins que tous l'esclave de la
volupté. Comment, une fois dominé par elle, résistera-t-il à la
fatigue, aux périls, à l'indigence, à tant de menaces qui grondent
autour de là vie humaine? Comment soutiendra-t-il l'aspect de la
mort, l'aspect de la douleur, le fracas d'un ciel en courroux, et une
foule d'attaques acharnées, lui qu'un si mol adversaire a vaincu?
Tout ce que lui aura conseillé la volupté, il le fera. Eh! ne
vois-tu pas que de choses elle lui conseillera? « Elle ne saurait,
dis-tu, l'engager à rien de honteux : elle a la vertu pour compagne.
» Mais, encore une fois, vois quel souverain bien c'est que celui
qui a besoin de surveillant pour être un bien. D'ailleurs, comment
la vertu régira-t-elle cette volupté qu'elle aura suivie? Suivre
c'est obéir ; pour régir il faut être maître. Tu mets en
arrière ce qui commande. Le digne emploi pour la vertu : tu fais
d'elle le prégustateur de tes plaisirs! Nous verrons plus tard si,
chez des hommes qui l'ont si outrageusement traité; elle est encore
la vertu, elle qui ne peut garder son nom dès qu'elle perd son rang;
en attendant, et c'est là le point, je te ferai voir nombre d'hommes
assiégés de voluptés, sur qui la fortune a versé toutes ses
grâces, et que tu seras, forcé d'avouer méchants. Vois un
Nomentanus, un Apicius recherchant à grands frais, comme ils les
appellent, les biens de la terre et de l'onde, et passant en revue
sur leur table les animaux de tous les pays. Vois-les du haut d'un
lit de roses contempler l'orgie qu'ils ordonnent, charmer leurs
oreilles par le son des voix, leurs yeux par des spectacles, leurs
palais par d'exquises saveurs. La moelleuse et douce pression des
coussins investit tout leur corps; et pour que leurs narines même
prennent part à la fête, des parfums variés embaument jusqu'aux
salles où sont offerts à la mollesse des repas qu'on peut dire
funèbres. Ces gens-là nagent dans les délices, vas-tu dire ; mais
elles ne tournent pas à bien pour eux : ce n'est pas le vrai bien
qui fait leur joie.



XII. « Si mal leur arrive,
réplique-t-on, c'est qu'il survient beaucoup d'incidents qui
bouleversent l'âme ; c'est que l'esprit est en proie à un flux et
reflux de sentiments qui se combattent. » Cela est vrai, je vous
l'accorde ; mais ces esprits égarés, capricieux et sous le coup du
repentir, n'en perçoivent pas moins de vives voluptés ; aussi
faut-il avouer que s'ils sont loin alors de tout malaise, ils ne le
sont pas moins de la sagesse; que, pour la plupart, leur joie est une
folie délirante et leur rire un rire de furieux. Tout au contraire
les plaisirs du sage sont modérés, discrets, presque languissants,
tout intérieurs et à peine, sensibles au dehors ; car ce n'est
point à sa sollicitation qu'ils viennent, et, bien qu'ils se
présentent d'eux-mêmes, il ne leur fait point fête, il les
accueille et les goûte : sans aucun transport. Il les mêle à la
vie comme un intermède st un jeu pour égayer le sérieux du drame.
Que l'on cesse donc d'allier ce qui ne va point ensemble et d'accoler
la vertu à la volupté. Faux assemblage qui flatte les penchants les
plus dissolus. Tel homme noyé dans les plaisirs, qui toujours rampe
dans sa crapule, sachant qu'il suit la volupté, croit aussi suivre
la vertu. Il entend dire eh effet qu'elles sont inséparables, puis
sur ses vices il écrit sagesse et affiche ce. qu'il devrait cacher à
tous les yeux. Ainsi ce n'est pas Epicure qui pousse ces hommes à la
débauche ; ce sont eux qui, livrés à tous les excès, cachent
leurs goûts dépravés dans le sein de la philosophie et volent en
foule aux lieux où ils apprennent qu'on vante le plaisir. Cette
volupté d'Épicure, telle que vraiment je la conçois, ils
n'apprécient pas combien elle est réservée et sobre : c'est au nom
seul qu'ils accourent, cherchant pour leurs désordres une autorité
quelconque et un voile. Seul bien de l'homme vicieux, la honte du
vice les abandonne: ils louent ce dont ils rougissaient, ils se font
gloire de leur corruption ; et se relever de sa chute est impossible
à cette jeunesse qui décore d'un titre honorable ses turpitudes et
sa lâcheté.



XIII. Voilà ce qui rend cette apologie
du plaisir pernicieuse : les préceptes honnêtes se cachent au fond
de la doctrine, la séduction est à la surface. Oui, et telle est à
moi ma pensée, je le dis en dépit de ceux des nôtres qui
courtisent la foule, la morale d'Épicure est vertueuse,
irréprochable ; à l'examiner de près, elle est même austère. Ce
qu'il appelle volupté se réduit à quelque chose d'assez étroit,
d'assez maigre; la loi que nous imposons à la vertu, il l'imposé au
plaisir. Il le veut soumis à la nature ; or c'est bien peu pour la
mollesse que ce qui suffit à la nature. D'où vient donc le mal? De
ce que ceux qui mettent le bonheur dans une oisiveté nonchalante,
dans les jouissances alternatives de la table et des femmes,
cherchent pour une mauvaise cause un patron respectable. Ils s'en
viennent, attirés par un nom qui séduit; ils suivent, non la
volupté qu'il enseigne, mais celles qu'ils lui apportent; croyant
voir dans leurs passions les préceptes du maître, ils s'y
abandonnent sans réserve et sans feinte, et la débauche enfin court
tête levée. Je ne dis donc pas, comme presque tous les nôtres: «
La secte d'Épicure est une école de scandale; » mais je dis : «
Elle a mauvais renom ; on la diffame sans qu'elle le mérite. » Qui
peut bien connaître le temple, s'il n'est admis dans l'intérieur?
Le fronton seul donne lieu aux faux bruits et invite à une coupable
espérance. Il y a là comme qui dirait un héros en habit de femme.
Tu gardes les lois de la pudeur, et la vérité t'est sacrée ; ta
personne ne se prête à aucune souillure, mais tu as à la main le
tambour de Cybèle. Choisis donc un honnête drapeau et une devise
qui par elle-même excite les âmes à repousser des vices dont
l'approche seule nous amollit. Quiconque passe au camp de la vertu
est présumé un noble caractère ; qui s'enrôle sous la volupté
est aux yeux de tous dépourvu de ressort et d'énergie, déchu de la
dignité d'homme, voué à de honteux excès, si on ne lui montre à
faire la distinction des plaisirs, s'il ne sait pas lesquels se
renferment dans les besoins de la nature, lesquels se précipitent et
n'ont plus de bornes, d'autant plus insatiables qu'on les rassasie
davantage. Eh bien donc : que la vertu marche la première, tous nos
pas seront assurés. L'excès du plaisir est nuisible ; dans la vertu
pas d'excès à craindre : car elle est par elle-même la modération.
Ce n'est pas un bien qu'une chose qui souffre de son propre
accroissement.



XIV. Homme, tu as en partage une nature
raisonnable : quel meilleur guide te proposer que la raison? Et si
l'on veut marier la vertu à la volupté, et n'aller au bonheur
qu'ayant toutes les deux pour compagnes, que la vertu précède et
que l'autre suive, comme l'ombre suit le corps. Faire de la vertu, de
ce qu'il y a de plus relevé au monde, la servante de la volupté,
c'est l'œuvre d'un esprit incapable, de toute idée grande. Que la
vertu aille en tête, qu'elle porte l'étendard; nous n'en aurons pas
moins la volupté, mais nous en serons maîtres et modérateurs; nous
céderons quelque chose à ses prières et rien à ses ordres. Celui
au contraire qui donne le pas à la volupté n'obtient ni l'une ni
l'autre : il laissé échapper la vertu, et encore, loin de posséder
les plaisirs, les plaisirs le possèdent ; ou leur absence le
torture, ou leur excès le suffoque ; malheureux s'ils le
délaissent, plus malheureux s'ils l'assiègent enfouie. Comme le
navigateur, surpris dans la mer des Syrtes, tantôt il demeure à
sec, tantôt la vague le roule et l'emporte au loin. Tel est l'effet
d'une intempérance excessive et d'un aveugle amour des richesses ;
car à qui prend un but mauvais pour un bon il est dangereux de
réussir. C'est avec fatigue et péril que nous chassons les bêtes
féroces ; leur capture même ne donne qu'une possession inquiète :
souvent en effet elles ont mis leurs maîtres en pièces. De même
quiconque a de grandes voluptés sous la main se trouve n'avoir pris
que dès monstres ; il est la proie de ses captifs. Plus ceux-ci sont
forts et nombreux, plus il devient chétif esclave, et} plus il a de
maîtres, lui que le vulgaire appelle heureux. Polir suivre jusqu'au
bout la similitude l'homme qui fouille les retraites du gibier, qui
met une si grande importance



……………………… A lui
tendre ses rets;



Oui de sa meute ardente investit les
forêts,



celui-là, pour relancer des animaux,
abandonne de plus utiles soins, et renonce à une foule de devoirs;
ainsi le sectateur du plaisir lui sacrifie tout, ne tient nul compte
du premier des biens, la liberté, qu'il aliène aux plus vils
penchants : il se vend au plaisir, quand il pense l'acheter.



XV. « Cependant, qui empêche que la
vertu et le plaisir ne se confondent, et ne réalisent le souverain
bien de telle sorte que l'honnête et l'agréable soient une même
chose? » C'est que l'honnête seul peut faire partie de l'honnête,
et que le souverain bien n'aurait pas toute sa pureté s'il voyait en
soi quelque alliage de moindre prix. La joie même qui naît de la
vertu, quoique étant un bien, ne fait point partie du bien absolu ;
non plus que le calme et la sérénité, quelque beaux qu'en soient
les motifs. Car ces choses ne sont des biens que comme conséquences
du bien suprême, non comme compléments. Mais quiconque associe la
vertu et le plaisir, sans même leur faire part égale, émousse par
la fragilité de l'un tout ce que l'autre a de vigueur; cette
liberté, qui n'est invincible qu'autant qu'elle ne voit rien de plus
précieux qu'elle-même, il la met sous le joug. Car, et quelle plus
grande servitude? il a déjà besoin de la Fortune ; de là une vie
d'anxiété, de soupçons, d'alarmes, il redoute les événements, il
est suspendu à leurs moindres chances.



Ce n'est pas là donner à la vertu un
fondement fixe et inébranlable : c'est la vouloir ferme sur un point
mobile. Quoi de plus mobile en effet que l'attente des choses
fortuites, que les révolutions du corps et des objets qui
l'affectent? Comment peut-il obéir à Dieu, prendre en bonne part
tout ce qui arrive, ne pas se plaindre du destin, et expliquer
favorablement ses disgrâces, l'homme qu'agitent tout entier les plus
légères pointes de la douleur ou du plaisir? On n'est pas même bon
pour défendre ou venger sa patrie, ni pour soutenir ses amis, quand
le cœur penche aux voluptés. Que le souverain bien s'élève donc à
une hauteur d'où nulle violence ne l'arrache, où, n'abordé ni là
douleur, ni l'espérance, ni la crainte, ni rien qui porte atteinte à
son sublime privilège. Or une telle hauteur n'est accessible qu'à
là seule vertu; ces âpres sentiers ne seront gravis que par elle :
elle s'y tiendra ferme et souffrira tous les accidents de là montée
avec patience, de grand cœur même : elle saura que toute difficulté
des temps est une loi de la nature. De même qu'un brave soldat
supportera ses blessures, comptera fièrement ses cicatrices, et tout
percé de traits et mourant bénira le général pour qui il
succombe, elle aura ; gravé dans son âme cet antique précepte :
Suis Dieu. Le lâche qui se plaint, qui pleure, qui gémit, n'en est
pas moins forcé d'exécuter ce qu'on ordonne et violemment ramené
au devoir. Or quelle démence de se faire traîner plutôt que de
suivre! Non moindre, en vérité, est la sottise de ces gens,
oublieux de leur condition, qui s'affligent s'il leur arrive quelque
chose de pénible, qui s'étonnent, qui s'indignent à l'une de ces
disgrâces communes aux bons et aux méchants, je veux dire les
maladies, les morts, les infirmités et les mille traverses
auxquelles la vie de l'homme est en butte. Tout ce que la
constitution de l'univers nous impose de, souffrances, acceptons-le
intrépidement. On nous enrôla sous serment pour subir toute épreuve
humaine, pour ne point nous laisser bouleverser par les choses qu'il
n'est pas en nous d'éviter. Nous sommes nés dans une monarchie :
obéir à Dieu, voilà notre liberté.


XVI. C'est donc dans la vertu que
réside le vrai bonheur. Et que te conseillera-t-elle? De ne pas
regarder comme biens ou comme maux ce qui n'est l'effet ni de la
vertu, ni de la méchanceté ; puis, d'être inébranlable à tout
mal qui viendrait d'un bien, et de te rendre, en ce qui dépend de
toi, l'image de la divinité. Pour une telle entreprise que te
promet-on? Un privilège immense, égal à celui de Dieu même. Plus
de contrainte, plus de privation; te voilà libre et inviolable ;
plus de perte à subir, plus de vaine tentative, plus d'obstacles.
Tout succède selon tes vœux; tu ne connais plus de revers ; rien ne
contrarie tes prévisions ni tes volontés, « Eh quoi! la vertu
suffirait pour vivre heureux? » Parfaite et divine qu'elle est,
pourquoi n'y suffirait-elle pas? Elle a même plus qu'il ne faut. Que
peut-il manquer en effet à un être placé en dehors de toute
convoitise? Qu'a-t-elle affaire de l'extérieur, l'âme qui rassemble
tout en elle? Quant à l'homme qui chemine vers la vertu, quels que
soient déjà ses progrès, il a besoin de quelque indulgence de la
Fortune, lui qui lutte encore dans l'embarras des choses-humaines,
tant qu'il n'a pas délié ce nœud et rompu tout lien mortel. Ou
donc est la différence? C'est que les uns sont attachés, les autres
enchaînés, d'autres n'ont pas un membre qui soit libre. L'homme qui
touche à la région supérieure, qui a gravi plus près du faîte,
ne traîne après lui qu'une chaîne lâche ; sans qu'il soit libre
encore, il est déjà bien près de l'être.



XVII. Or maintenant, qu'un de ces
hommes qui vont clabaudant contre la philosophie me dise, selon
l'usage : « Pourquoi donc ton langage est-il plus brave que ta
conduite? Pourquoi baisses-tu le ton devant un supérieur? Pourquoi
regardes-tu l'argent comme un meuble qui t'est nécessaire, et te
montres-tu sensible à une perte? Et ces larmes quand on t'annonce la
mort de ta femme ou d'un ami? D'où vient que tu tiens a l'opinion,
que les malins discours te blessent, que tu as une campagne plus
élégante que le besoin ne l'exige, et que tes repas ne sont point
selon tes préceptes? A quoi bon ce brillant mobilier, cette table où
tu fais boire des vins plus âgés que toi, cette maison richement
ordonnée, ces plantations qui ne doivent produire que de l'ombre?
D'où vient que ta femme porte à ses oreilles le revenu d'une
opulente famille ; que tes jeunes esclaves sont habillés d'étoffes
précieuses; que chez toi servir à table est un art ; qu'on y voit
l'argenterie non placée au hasard et à volonté, mais savamment
symétrisée? Que fais-tu d'un maître en l'art de découper? »
Qu'on ajoute, si l'on veut : « Pourquoi possèdes-tu au-delà
des mers, et as-tu des biens que tu n'as jamais vus? Honte à lui, si
insoucieux, que de tous tes esclaves tu n'en connais pas même
quelques-uns, ou assez fastueux pour en avoir plus que ta mémoire
n'en pour rait connaître! » J'aiderai tout à l'heure à ces
reproches et m'en ferai plus que l'agresseur ne pense : ici je
répondrai seulement : Je ne suis pas un sage, et pour donner pâture
à ta jalousie, je ne le serai jamais. Ce que j'exige de moi, c'est
d'être, sinon l'égal des plus vertueux, du moins meilleur que les
méchants ; il me suffit de me défaire chaque jour de quelque vice
et de gourmander mes erreurs. Je ne suis point parvenu à la santé,
je n'y parviendrai même pas : ce sont des lénitifs plutôt que
devrais remèdes que j'élabore pour ma goutte, heureux si ses accès
deviennent plus rares, si je sens moins ses mille aiguillons. A
comparer mes jambes aux vôtres, quel faible coureur je suis!


XVIII. Encore n'est-ce pas pour moi que
je dis cela, pour moi qui suis plongé dans l'abîme de tous les
vices; c'est pour quiconque a quelque progrès à montrer. « Autre
est mon langage, autre ma conduite! » Hommes pétris de malignité
et ennemis des plus pures vertus, on a fait même reproche à Platon,
on l'a fait à Epicure, on l'a fait à Zénon. Tous ces philosophes
en effet ne nous entretenaient pas de leur vie à eux, mais de celle
qu'il faut se proposer. C'est de la vertu, non de moi que je parle ;
et quand je fais la guerre aux vices, je la fais ayant tout aux
miens; quand j'en aurai le pouvoir, je vivrai comme je le dois. Et la
malveillance aura beau tremper, à loisir ses traits dans le fiel,
elle ne me détournera pas du mieux; ce venin que vous distillez sur
les autres, et qui vous tue, ne m'empêchera pas d'applaudir sans
relâche à des principes que je ne suis pas sans doute, mais que je
sais qu'il faudrait suivre, ne m'empêchera pas d'adorer la vertu et,
bien qu'à un long intervalle, d'aller me traînant sur sa trace.
J'attendrai, n'est-ce pas, que cette malveillance apprenne à
respecter quelque chose, quand rien ne fut sacré pour elle, ni
Rutilius, ni Caton? Comment aussi ne leur paraîtrait-on pas trop
riche, à ceux qui ne jugent pas Démétrius le Cynique assez pauvre?
Cet homme si énergique, qui lutta contre tous les désirs naturels,
plus pauvre que tous ceux de son école, puisqu’à la loi qu'ils
s'imposaient de ne rien avoir, il a joint celle de ne rien demander,
n'est point, selon eux, assez dénué de tout. Car, voyez-vous, ce
n'est pas la doctrine de la vertu, c'est la doctrine de l'indigence
qu'il professait!



XIX. Diodore, philosophe épicurien
qui, ces jours derniers, mit volontairement fin à son existence,
n'agit pas, dit-on, suivant les préceptes du maître en se coupant
la gorge. Les uns veulent qu'on voie là un acte de folie; et les
autres, d'irréflexion. Lui, cependant, heureux et fort d'une bonne
conscience, se rendait témoignage en sortant de la vie et bénissait
le calme de cette vie passée dans le port et à l'ancre. Il disait,
(et pourquoi murmuriez-vous de l'entendre, comme s'il vous fallait
l'imiter?) il disait :



J'ai vécu, j'ai rempli toute ma
destinée.


Vous disputez sur la vie de tel, sur la
mort de tel autre, et vous aboyez aux grands noms qu'ennoblit un
mérite quelconque, comme font de petits chiens à la rencontre de
personnes qu'ils ne connaissent pas. Il vous importe en effet que nul
ne passe pour homme de bien : il semble que la vertu d'autrui soit la
censure de vos méfaits. Vous êtes blessés de ce pur éclat auquel
vous opposez vos souillures, sans comprendre combien tant d'audace
tourne à votre détriment. Car si les suivants de la vertu sont
cupides, débauchés, ambitieux, qu'êtes-vous donc, vous à qui le
nom seul de vertu est odieux? Vous soutenez que pas un ne réalise ce
qu'il dit et ne conforme sa vie à ses maximes. Quoi d'étonnant,
quand leurs paroles sont si héroïques, si sublimes, dominent de si
haut toutes les tempêtes de la vie humaine ; quand ils ne visent pas
à moins qu'à s'arracher de ces croix où tous, tant que vous êtes,
enfoncez de vos mains les clous qui vous déchirent? Le supplicié du
moins n'est suspendu qu'à un seul poteau; ceux qui se font bourreaux
d'eux-mêmes subissent autant de croix que de passions qui les
tiraillent : médisants toutefois, c'est à insulter autrui qu'ils
ont bonne grâce. Je pourrais n'y voir qu'un passe-temps, n'était
que certains hommes crachent de leur gibet sur ceux qui les
regardent.



XX. Les philosophes ne réalisent pas
tout ce qu'ils disent? mais ils font déjà beaucoup par cela seul
qu'ils disent, et parce qu'ils conçoivent l'idée du beau moral. Eh!
si leurs actes étaient au niveau de leurs discours, quelle félicité
surpasserait la leur? Jusque-là il n'y a pas lieu de mépriser de
bonnes paroles et des cœurs pleins de bonnes pensées. L'application
aux études salutaires, restât-t-elle en deçà du bat, est louable
encore. Est-ce merveille qu'on n'arrive pas au faîte quand on
s'attaque à de si rudes montées? Admirez du moins, lors même
qu'ils tombent, leur généreuse audace. Elle est noble l'ambition de
l'homme qui, consultant moins ses forces que celles de la nature
humaine, s'essaye à de grandes choses, fait effort et se orée en
lui-même des types de grandeur que les âmes le plus virilement
douées seraient impuissantes à reproduire. L'homme qui s'est dit
d'avance: « L'aspect de la mort ne me troublera pas plus que
son nom. Je me résignerai à toutes les épreuves, si grandes
qu'elles soient; mon âme prêtera force à mon corps. Les richesses,
je les dédaignerai absentes aussi bien que présentes ; ni plus
triste de les voir entassées chez d'autres, ni plus fier si elles
m'entourent de leur éclat. Que la fortune me vienne ou se retire, je
ne m'en apercevrai pas.



Je regarderai toutes les terres comme à
moi, les miennes comme à tous. Je vivrai en homme qui se sent né
pour ses semblables, et je rendrai grâce à la nature d'une si belle
mission. Pouvait-elle mieux pourvoir à mes intérêts? Elle m'a
donné moi seul à tous et tous à moi seul. Ce que j'aurai, quoi que
ce soit, je ne le garderai pas en avare, je ne le sèmerai pas en
prodigue : je ne croirai rien posséder mieux que ce que j'aurai
sagement donné. Je ne compterai ni ne pèserai mes bienfaits :
l'obligé seul y mettra le prix. Jamais je ne penserai aller trop,
loin en obligeant qui le mérite. Je ne ferai rien pour l'opinion, je
ferai tout pour ma conscience : je me figurerai avoir le public pour
témoin de tout ce qu'elle me verra faire. J'aurai pour terme du
manger et du boire de satisfaire les appétits naturels, non de
remplir mon estomac, puis de le vider facticement. Agréable à mes
amis, doux et traitable à mes ennemis, je ferai grâce avant qu'on
m'implore, je préviendrai toute légitime prière. Je saurai que ma
patrie c'est le monde, que les dieux y président, que sur ma tête,
qu'autour de moi veillent ces juges sévères de mes actes et de mes
paroles. Et, à quelque instant que la nature redemande ma vie ou que
la raison me presse de partir, je m'en irai avec le témoignage
d'avoir aimé la bonne conscience, les bonnes études, de n'avoir
pris sur la liberté de personne, ni laissé prendre sur la mienne.»


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De vita beata - Lucii Annaei Senecae Empty
MessageSujet: XXI à XXVIII   De vita beata - Lucii Annaei Senecae EmptyMar 12 Juil - 12:34

Citation :




XXI. Qui se proposera d'agir ainsi, qui
le voudra, qui le tentera, s'acheminera vers les dieux; et certes,
dût-il dévier, il échouera du moins dans un noble projet. Vous
autres, qui haïssez et la vertu et son adorateur, vous ne faites là
rien d'étrange ; car les vues malades redoutent le soleil, et le
grand jour est antipathique aux animaux nocturnes : éblouis de ses
premiers rayons, ils regagnent de tous côtés leurs retraites et
fuient dans d'obscures crevasses cette lumière qui les effraye.
Gémissez, exercez votre langue maudite à outrager les bons ;
acharnez-vous, mordez tous à la fois : vos dents se briseront sur
eux bien avant qu'elles ne s'y impriment: « Pourquoi cet amant de la
philosophie mène-t-il une existence si opulente? Il dit qu'il faut
mépriser l'or, et il en possède ; qu'il faut mépriser la vie, et
il reste avec les vivants; la santé, et il est très soigneux
d'entretenir la sienne : il veut l'avoir la meilleure, possible.
L'exil est un vain mot, selon lui; il s'écrier Quel mal y a-t-il à
changer de pays? et pourtant s'il le peut, il vieillira dans sa
patrie. Il prononce qu'une existence plus ou moins longue est
indifférente; toutefois, tant que rien ne l'en empêche, il prolonge
la sienne, et dans une vieillesse avancée il conserve en paix sa
verdeur. »




Oui, il dit qu'on doit mépriser ces
choses, non pour ne les avoir point, mais pour les avoir sans
inquiétude. Il ne les repousse pas, mais si elles s'éloignent, il
fait tranquillement retraite avec elles. Où la fortune
déposera-t-elle ses richesses plus sûrement que chez l'homme qui
les lui rendra sans murmure? Quand M. Caton louait Curius,
Coruncanius et ce siècle où l'on était coupable aux yeux du
censeur pour posséder quelques lames d'argent, lui, Caton, avait
quarante millions de sesterces : moins sans doute que Crassus, mais
plus que Caton le censeur. C'était, si l'on compare, dépasser son
bisaïeul de bien plus que lui-même ne fut dépassé par Crassus ;
et si de plus grands biens lui étaient échus, il ne les eût pas
dédaignés. Car le sage ne se croit indigne d'aucun des dons du
hasard ; non qu'il aime les richesses, mais il les préfère : ce
n'est pas dans son âme, c'est dans sa maison qu'il les loge ; il
n'en répudie pas la possession, mais il les domine : il n'est point
fâché qu'une plus ample matière soit fournie à sa vertu.




XXII. Eh! qui doute que pour le sage il
n'y ait plus ample matière à déployer son âme dans la richesse
que dans la pauvreté? Toute la vertu de celle-ci est de ne point
plier ni s'abattre ; dans l'autre, la tempérance, la libéralité,
l'esprit d'ordre, l'économie, la magnificence ont un champ vaste et
libre. Le sage ne se méprisera point, quand il serait de taille
exiguë; toutefois il en voudrait une grande : avec un corps grêle,
et privé d'un œil, il peut se bien porter : il aimera mieux
pourtant avoir aussi la vigueur physique. Il désirera ces avantages
sans oublier qu'il a en lui quelque chose de plus fort que tout cela
: il saura souffrir la mauvaise santé tout en souhaitant la bonne.
Car il est des choses qui, bien que n'ajoutant guère à la somme du
bonheur, et pouvant disparaître sans en amener la chute, contribuent
néanmoins quelque peu à cette satisfaction que la vertu perpétue,
comme elle l'a fait naître. Lès richesses sont au sage ce qu'est au
navigateur un bon vent qui l'égaye et facilite sa course, ce qu'est
un beau jour, et, par un temps brumeux et froid, une plage que
réchauffe le soleil, Et après tout, quel sage, je veux dire des
nôtres, pour lesquels la vertu est le seul bien, voudra nier que les
objets même appelés par nous indifférents aient au fond quelque
prix et que les uns soient à préférer aux autres? Il en est dont
on fait certain cas ; il en est que l'on prise fort haut. Ne nous
abusons point : la richesse est de ceux qu'on doit préférer. «
Pourquoi donc me railler, s'écriera quelqu'un, quand chez toi elles
tiennent le même rang que chez moi? — Veux-tu savoir combien je
suis loin de leur donner ce rang? A moi les richesses, si elles
m'échappent des mains, ne m'enlèveront rien qu'elles-mêmes; toi,
atterré du coup, tu croiras te survivre et te manquer tout ensemble,
si elles se retirent de toi. Chez moi les richesses ont quelque place
; elles ont chez toi la plus haute ; pour tout dire, elles
m'appartiennent, toi tu leur appartiens.




XXIII. Cesse donc d'interdire l'argent
aux philosophes : personne n'a condamné la sagesse à la pauvreté.
Oui, le philosophe aura d'amples richesses ; mais elles ne seront
ravies à qui que ce soit, ni souillées du sang d'autrui, ni
acquises au détriment de personne ou par de sordides profits ; mais
elles sortiront de chez lui aussi honorablement qu'elles y seront
entrées ; mais elles ne feront gémir que l'envie. Exagère-les tant
que tu voudras, elles sont honorables : s'il s'y trouve bien des
choses que chacun voudrait pouvoir dire siennes, on n'y voit rien
dont personne puisse dire : C'est à moi. Lui cependant ne renverra
point à la Fortune ses faveurs, et un patrimoine loyalement acquis
ne lui inspirera ni orgueil ni honte. Je me trompe : il éprouvera
quelque orgueil si, ouvrant sa porte et exposant sa richesse aux
regards publics, il peut dire : « Que quiconque y reconnaît
son bien le reprenne. » Oh! qu'il est grand, qu'il mérite sa
fortune celui dont le défi serait justifié par l'épreuve, celui
qui resterait aussi riche après que devant! Oui, s'il peut sans
crainte et impunément provoquer l'inventaire de tous, si nul n'y
trouve à exercer la moindre revendication, c'est hardiment et au
grand jour qu'il sera riche. Si, d'un côté, pas un denier n'entre
chez le sage par de mauvaises voies, de l'autre, les trésors que la
Fortune lui donne ou qui sont le fruit de ses mérites ne seront pas
répudiés ni exclus par lui. Ils sont chez lui en si bon lieu!
Pourquoi le leur envierait-il? Qu'ils viennent, qu'ils y trouvent
leur digne hôte. Il n'en fera ni étalage, ni mystère : le premier
est d'un sot imprudent; le second, d'un homme timide et pusillanime
qui pense tenir dans sa bourse un bien inestimable. Non, encore une
fois, il ne chassera pas de sa maison les richesses. Leur dirait-il :
« Vous ne m'êtes bonnes à rien ; » ou : « Je ne sais pas me
servir de vous? »




Le sage, quand il pourrait cheminer à
pied, aimera cependant mieux monter sur un char; de même, s'il peut
être riche, il acceptera la richesse ; il l'aura, sans doute, mais
comme chose fugitive et qui doit s'envoler ; il ne souffrira qu'elle
pèse ni à personne, ni à lui-même. Il donnera.... vous dressez
l'oreille? vous tendez le pan de votre robe? Il donnera aux bons ou à
ceux qu'il pourra rendre tels. Il donnera avec mûre réflexion,
choisissant les plus dignes, en homme qui se souvient qu'il faut
rendre compte de la dépense non moins que de la recette. Il donnera
d'après des motifs justes et plausibles : car c'est une perte des
plus humiliantes qu'un présent mal placé. Sa bourse, facile à
s'ouvrir, ne se videra point toute seule ; si beaucoup en sort, rien
n'en tombe.




XXIV. On se trompe si l'on croit que
donner soit une chose facile. Elle présente beaucoup de difficulté
pour qui du moins donne avec réflexion, sans semer au hasard et par
boutade. Ici j'oblige sans rien devoir, là je m'acquitte; j'accours
à la voix du malheur ou poussé par la seule pitié; je relève un
homme qui ne mérite pas que la pauvreté le dégrade et le retienne
dans, ses entraves ; je refuse à d'autres, bien qu'ils aient besoin,
parce que lors même que j'aurais donné, ils seront toujours dans le
dénuement. Tantôt j'offrirai simplement, tantôt j'userai d'une
sorte de contrainte. Puis-je montrer ici de la négligence, moi qui
ne place jamais mieux que lorsque je donne? « Quoi! tu ne donnes que
pour recouvrer? » Dites mieux : pour ne pas perdre. Tel doit être
le placement de nos dons, que nous n'ayons pas droit de réclamer,
mais qu'on puisse nous tendre. Qu'il en soit du bienfait comme d'un
trésor profondément enfoui que l'on n'exhume qu'en cas de
nécessité. Et la maison même du riche, quelle large sphère
n'ouvre-t-elle pas à sa bienfaisance! Car qui oserait n'appeler la
libéralité que sur des hommes libres? Faites du bien aux hommes,
nous dit la nature ; esclaves ou libres, ingénus ou affranchis,
affranchis devant le préteur ou devant nos amis, il n'importe :
partout où il y a un homme, il y a place pour le bienfait. Le sage
peut donc aussi répandre l'argent dans son particulier et y
pratiquer la libéralité, vertu ainsi appelée non qu'elle se doive
aux hommes libres seuls, mais parce qu'elle part d'un cœur libre.
Les bienfaits du sage ne se jettent jamais à des hommes flétris et
indignes, comme aussi jamais ne s'épuisent et ne s'éparpillent
tellement, qu'à l'aspect de qui les mérite ils ne puissent plus
couler à pleine source. N'allez donc pas interpréter à faux ce que
disent de moral, de courageux, de magnanime les aspirants de la
sagesse; et d'abord, prenez-y bien garde : autre est l'aspirant,
autre est l'adepte de la sagesse. Le premier vous dira : « Je parle
vertu ; mais je me débats encore au milieu d'une foule de vices. Ne
me jugez pas sur la loi que je formule : en ce moment même je
travaille à me faire, à me former, à m'élever à mon idéal
immense. Quand j'aurai atteint complètement mon but, vous pourrez
exiger que mes œuvres répondent à mon langage. »




Mais l'homme arrivé au bien suprême
plaidera autrement sa cause, et dira : « D'abord il ne vous
appartient pas de vous porter juges de ceux qui valent mieux que vous
: pour moi déjà, preuve que je tiens le droit chemin, j'ai le
bonheur de déplaire aux méchants. Mais je veux bien vous rendre un
compte que je ne refuse à aucun mortel ; écoutez ma profession de
foi et quel cas je fais de toute chose. Je nie que les richesses
soient un bien; autrement, elles rendraient l'homme bon; jusqu'ici,
ce qu'on rencontre chez les méchants ne pouvant s'appeler bien, je
refuse ce nom aux richesses ; du reste qu'elles soient permises,
utiles et d'une grande commodité dans la vie, je le confesse.




XXV. « Pourquoi est-ce donc que je ne
les compte pas au nombre des biens, et que fais-je avec elles de
mieux que vous, quand nous convenons, vous et moi, qu'on peut les
avoir? Le voici : placez-moi dans la plus opulente maison, en un lieu
où l'or et l'argent soient de l'usage le plus commun, je ne
m'enorgueillirai pas de ces choses qui, bien qu'étant chez moi, n'en
seront pas moins hors de moi. Transportez-moi sur le pont Sublicius,
jetez-moi parmi les nécessiteux : je ne me mépriserai pas pour me
voir assis aux côtés de ceux qui tendent la main vers l’aumône.
Car qu'importe qu'on manque d'un morceau de pain, quand le pouvoir de
mourir ne manque pas? Que dirai-je pourtant? Que cette maison
opulente je la préfère au pont Sublicius. Entourez-moi d'un
attirail splendide et des recherches de la mollesse, je ne m'en
croirai nullement plus heureux pour avoir un manteau moelleux et dans
mes festins la pourpre pour lit, tout comme je ne serai en rien plus
à plaindre, si je n'ai qu'une poignée de foin pour reposer ma tête
fatiguée, et pour dormir qu'un paillasson du cirque dont la bourre
s'échappe par les reprises d'une vieille toile. Que dirai-je encore?
Que j'aime mieux montrer ma valeur morale sous la prétexte ou la
chlamyde que les épaules nues ou à demi couvertes. Que tous mes
jours s'écoulent à souhait, que des félicitations nouvelles
s'enchaînent aux précédentes félicitations, je ne m'en ferai pas
accroire pour cela. Changez en rigueur cette indulgence du sort : que
de toutes parts mon âme ait à Subir des pertes, des chagrins, les
assauts de tout genre; que chaque heure m'apporte son sujet de
plainte, non, au milieu des plus grandes misères je ne me dirai pas
misérable; non, je ne maudirai aucun de mes jours : j'ai pourvu à
ce qu'il n'y en ait point de néfaste pour moi. Que vous dirai-je
pourtant? que j'aimerais mieux avoir à tempérer mes joies qu'à
maîtriser mes douleurs. Voici ce que vous dira le grand Socrate : «
Faites-moi vainqueur de toutes les nations; que le voluptueux char de
Bacchus me promène triomphant jusqu'à Thèbes depuis les lieux où
naît le jour ; que les rois perses me demandent mes lois, je ne me
souviendrai jamais mieux que je suis homme qu'à ce moment où toutes
les voix me salueront dieu. De ce faîte de gloire précipitez-moi
par un brusque retour sur le brancard ennemi pour orner la pompe d'un
triomphateur cruel et superbe, on ne me traînera pas plus humilié
sous son char que quand j'étais debout sur le mien.» Que vous
dirai-je pourtant? J'aimerais mieux être vainqueur que captif. Tout
le domaine de la Fortune, je le dédaignerai ; mais de ce domaine, si
on me donne le choix, je prendrai ce qu'il a de plus doux. Tout ce
qui m'adviendra se transformera en bien ; mais je préfère des
éléments plus faciles, plus agréables, moins rudes à mettre en
œuvre. Car ne croyez pas qu'aucune vertu soit exempte de travail :
seulement les unes ont besoin d'aiguillon, comme les autres de frein.
De même que sur une descente il faut au corps une force qui la
retienne, et, pour monter, une impulsion ; ainsi certaines vertus
suivent un plan incliné, d'autres gravissent laborieusement.
Doutez-vous qu'il y ait ascension, effort, lutte opiniâtre dans la
patience; le courage, la persévérance, dans toute vertu qui fait
face aux dures épreuves de la vie et qui dompte le sort? Et, d'autre
part, n'est-il pas manifeste que la libéralité, la modération, la
mansuétude ne font qu'aller sur une pente? Là nous retenons notre
âme qui pourrait glisser trop avant : ailleurs nous l'exhortons,
nous la stimulons. Ainsi nous emploierons en présence de la pauvreté
les plus énergiques vertus, celles chez qui les attaques augmentent
le courage ; et nous réserverons à la richesse les plus soigneuses,
qui vont d'un pas circonspect et savent tenir leur équilibre.




XXVI. « Cette distinction ainsi faite,
je préférerai pour mon usage celles dont l'exercice est plus
paisible à celles dont l'essai veut du sang et des sueurs. Ce n'est
donc pas moi, dira le sage, qui vis autrement que je ne parle ; c'est
vous qui entendez autrement. Le son des paroles frappe seul votre
oreille ; leur sens, vous ne le cherchez pas. « Quelle est donc la
différence entre moi le fou et vous le sage, si vous comme moi nous
voulons posséder? » Elle est très grande. Chez le sage, la
richesse est esclave; chez l'insensé, elle est souveraine; le sage
ne permet rien à la richesse, et elle vous permet tout. Vous, comme
si l'on vous en eût garanti l'éternelle possession, vous vous y
affectionnez, vous faites corps avec elles : le sage au contraire ne
pense jamais tant à la pauvreté que quand il nage dans l'opulence.
Un bon général ne croit jamais tellement à la paix qu'il ne se
prépare à la guerre; et cette guerre, bien qu'elle né se fasse pas
encore, vous est déclarée. Vous êtes fiers d'une maison
magnifique, comme si elle ne pouvait ni prendre feu ni s'écrouler.
Vos yeux s'éblouissent de votre fortune inaccoutumée, comme si elle
avait franchi tout écueil, désormais assez colossale pour que
toutes les attaques du sort fussent impuissantes à la ruiner. Vous
jouez indolemment avec les richesses, vous n'en prévoyez pas le
péril; ainsi d'ordinaire les barbares qu'on assiège, ne connaissant
pas nos machines, gardent les travaux des assaillants sans bouger et
ne comprennent pas à quoi tendent ces ouvrages qui s'élèvent si
loin d'eux. La même chose vous arrive : engourdis au milieu de votre
avoir, vous ne songez pas combien d'accidents de toutes parts vous
menacent qui tout à l'heure vous raviront ces précieuses
dépouilles. Otez au sage les richesses, tous ses vrais biens lui
resteront ; car il vit satisfait du présent, tranquille sur
l'avenir. « Il n'est rien, dira Socrate ou quiconque pourra
juger les « choses humaines avec la même autorité, il n'est rien
que je me sois autant promis que de ne pas plier à vos préjugés la
conduite de ma vie. Ramassez de tous côtés contre moi vos propos
ordinaires, je ne prendrai pas cela pour des injures, mais pour de
misérables vagissements d'enfants. »




« Ainsi parlera l'homme en possession
de la sagesse, l'homme auquel une âme exempte de tout vice fait une
loi de gourmander les autres, non qu'il les haïsse, mais pour les
guérir. Il ajoutera encore : « Votre opinion m'inquiète non pour
mon compte, mais pour le vôtre : haïr et harceler la vertu, c'est
abjurer l'espoir de revenir au bien. Vous ne me faites à moi aucun
tort, pas plus qu'aux dieux ceux qui renversent leurs autels; mais
l'intention mauvaise est manifeste, et le dessein est coupable lors
même qu'il n'a pu nuire. Je supporte vos hallucinations comme le
grand Jupiter souffre dans sa bonté les impertinences des poètes
qui l'ont affublé, celui-ci d'un plumage, celui-là de cornes; qui
l'ont représenté adultère et découchant ; qui en ont fait un
maître cruel envers les dieux, injuste envers les hommes, ravisseur
et corrupteur de nobles adolescents, de ses proches même, enfin
parricide et usurpateur du trône de son roi, de son père. Tout cela
n'allait à autre chose qu'à ôter aux hommes la honte de mal faire,
s'ils avaient cru que les dieux fussent ainsi.»




« Mais si vos propos ne me blessent en
rien, toutefois, c'est pour l'amour de vous que je vous avertis,
respectez la vertu. Croyez-en ceux qui l'ont suivie longtemps, et qui
vous crient qu'ils suivent en elle quelque chose de grand, quelque
chose qui de jour en jour leur apparaît plus grand encore.
Honorez-la, elle comme les dieux, et ceux qui la prêchent comme ses
pontifes : et à chaque souvenir des livres sacrés que par moments
on invoquera, prêtes un silence favorable. » Cette formule
n'indique pas, comme le croit la foule, une faveur qu'on réclame;
mais on commande le silence pour que les saintes pratiques puissent
s'achever dans l'ordre prescrit sans que nulle voix profane les
vienne troubler.




XXVII. Il est bien plus essentiel
encore de vous commander ce silence, pour qu'à chaque oracle énoncé
par elle vous écoutiez avec l'attention la plus recueillie. Qu'un
imposteur par état s'en vienne agitant son sistre; qu'un homme,
habile à se taillader les membres, ensanglante d'une main légère
ses bras et ses épaules; qu'un autre hurle en rampant sur ses genoux
dans les rues, ou qu'un vieillard en robe de lin, tenant une branche
de laurier et une lanterne en plein jour, crie de toute sa force que
quelque Dieu est irrité, vous accourez tous, vous êtes tout
oreilles : il est inspiré, affirmez-vous ; et de l'ébahissement des
uns s'augmente l’ébahissement des autres. Mais voici Socrate, qui
de cette prison purifiée par sa présence et devenue plus
respectable que pas un sénat, vous adresse ce langage : « Quelle
est cette frénésie? quelle est cette nature ennemie des dieux et
des hommes, qui vous fait diffamer les vertus, et dans vos propos
malfaisants violer les choses saintes? Si vous le pouvez, louez les
bons; sinon, passez outre. Que s'il vous plaît de donner cours à
votre odieuse licence, ruez-vous les uns contre les autres. Lorsqu'en
effet votre folie s'attaque au ciel même, je ne dis pas que vous
faites un sacrilège, mais vous perdez votre peine. Moi, j'ai fourni
jadis matière aux bouffonneries d'Aristophane ; toute cette poignée
de poètes burlesques a vomi contre moi ses sarcasmes envenimés. Ma
vertu a dû son plus beau lustre aux atteintes qu'on lui portait: car
le grand jour et les persécutions la servent, et nul n'apprécie
mieux tout ce qu'elle vaut que ceux qui ont éprouvé ses forces en
la provoquant. La dureté du caillou ne se fait bien connaître qu'à
ceux qui le frappent. Je me livre à vos coups comme un rocher isolé
sur une mer houleuse : les flots. quelque vent qui les pousse, le
battent incessamment sans pour cela l'ébranler de sa base ni, malgré
tant de siècles et des attaques perpétuelles, le détruire.
Attaquez-moi, donnez l'assaut : c'est en vous supportant que je
triompherai. Contre une force insurmontable toute agression, si vive
qu'elle soit, ne fait tort qu'à elle-même. Cherchez donc quelque
matière plus molle, plus prompte à céder, où puissent s'enfoncer
vos traits. Avez-vous bien loisir de scruter les faibles d'autrui, de
vous faire juges de qui que ce soit? « Pourquoi ce philosophe est-il
si largement logé? Pourquoi ce sage a-t-il si bonne table? » Vous
prenez garde aux pustules d'autrui, vous, sillonnés de tant
d'ulcères. C'est comme qui rirait des taches rares d'un beau, corps
ou des moindres verrues, quand une lèpre hideuse le dévorerait
lui-même. Reprochez à Platon d'avoir demandé de l'argent, à
Aristote d'en avoir reçu, à Démocrite de s'en être peu soucié, à
Épicure de l'avoir dissipé, reprochez-moi sans cesse Alcibiade et
Phèdre. O trop heureuse la vie dont vous jouirez le jour où il vous
sera donné d'imiter nos vices! Que ne tournez-vous plutôt votre
clairvoyance sur ces mauvaises passions qui de tous côtés vous
poignardent, les unes vous assaillant du dehors, les autres consumant
jusqu'à vos entrailles? Non, les choses humaines n'en sont pas à ce
point que, malgré l'ignorance où vous êtes de votre situation,
vous ayez du loisir assez pour exercer vos langues à insulter qui
vaut mieux que vous.




XXVIII. « Voilà ce que vous ne
comprenez pas ; vous portez un visage malséant à votre fortune,
comme tant d'autres, tranquillement assis au cirque ou au théâtre,
quand déjà leur maison est en deuil d'une catastrophe qu'ils ne
connaissent point. Moi qui d'en haut vois plus loin que vous,
j'aperçois les orages qui grossissent sur vos têtes pour éclater
un peu plus tard, ou qui, déjà proches et imminents, vont vous
balayer vous et vos biens. Et que dis-je? à présent même, bien
qu'à peine vous le sentiez, une sorte de tourbillon roule et
enveloppe vos âmes tour à tour détachées et rapprochées des
mêmes objets : tantôt il vous élève jusqu'aux nues, tantôt-vous
précipite et vous brise au fond des abîmes... »



Ainsy se termine ce traité de Sénèque Sur la Vie Heureuse et le livre qui le contient.
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